BLANCHOT ET LACAN André Lacaux érès | Essaim 2005/1 - no14 pages 41 à 68
ISSN 1287-258X
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Lacaux André, « Blanchot et Lacan », Essaim, 2005/1 no14, p. 41-68. DOI : 10.3917/ess.014.0041
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Blanchot et Lacan
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Pourquoi écrire sur Blanchot et Lacan ? Réécrire plutôt, puisqu’on a donné ici même, dans le numéro 4 de la revue Essaim, une édition critique de l’article « Freud » de Blanchot paru dans la NNRF de septembre 1956 et pièce principale du dossier 1 ? D’autant que la relation personnelle des deux hommes, qui étaient des contemporains 2, même en y supposant l’entremise de Georges Bataille et de Sylvia, n’a pas dû être très étroite, on le vérifiera le jour pas trop proche où la correspondance de l’un et de l’autre sera publiée. En effet, même dans les années de triomphe du marxisme, de l’existentialisme, de la phénoménologie, une commune admiration pour Mallarmé, pour Kojève et sa lecture de Hegel, pour Heidegger surtout n’aurait pas suffi à faire lien entre ces deux-là, que des vocations différentes animaient : la psychanalyse, expérience orale, est a priori étrangère à l’être « de pures lettres » qu’a voulu Maurice Blanchot. Dans le cours de ce travail, il ne nous faudra donc jamais oublier que ce que Lacan a visé, le nommant d’abord « sujet », et plus tard « parlêtre », est bien différent de ce qu’on pourrait appeler le « littérêtre » de Maurice Blanchot. Celui-ci, des attachements plus constants l’ont sans doute lié à Levinas, et par Levinas à une certaine forme de judaïsme, à Bataille, et à travers Bataille à Nietzsche et à une mystique fort étrangère à Freud et au Lacan de ces années-là (ce ne sera plus tout aussi vrai en 1960 ou 1961). Pour Hegel et pour Heidegger, ce n’est pas simple, on le verra plus loin. Et pourtant, dans ces lointaines années, in illo tempore, où Lacan était tout à fait inconnu du grand public, et, aussi bien, il y a trente ou vingt ans, en 1970 ou 1980, qui parmi nous ne fut amoureux de Blanchot et de Lacan ? Amoureux ? Oui ; par la magie d’un transfert, d’une affaire de « sujet supposé savoir », dont Blanchot voulut et crut délivrer son lecteur, et dont, pas 1. 2.
Nous renvoyons le lecteur à cet article essentiel d’Annie Tardits, dont nous ne reprendrons pas les analyses. Lacan est né en 1901, Blanchot en 1907.
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plus que Lacan d’ailleurs, il n’aurait pu empêcher l’insidieuse, la pernicieuse emprise ? À elle seule, la question nous intéresse et nous donnerait des raisons de revenir sur l’addiction de jadis pour en tirer un peu de savoir. Disons cependant, avant toute recherche, qu’ils ont aidé une génération à lire, et notamment à lire Freud. Car on n’imagine pas aujourd’hui, où pourtant se répète un effet de couvercle, combien de textes étaient devenus presque illisibles dans les années 1950 et 1960. Mais il faudra d’abord dissiper les confusions, car il y en eut, et il en demeure. Dans ce même temps, à peu après, où l’on croyait aimer Blanchot « avec Lacan » (ce fut le titre d’un colloque auquel participa Jacques Derrida), des ennemis déclarés de Lacan, Derrida justement et ses élèves Nancy et Lacoue-Labarthe, firent de Maurice Blanchot leur héros – celui d’une déconstruction de la philosophie par la littérature, à laquelle ils ne trouvaient guère, du moins en France, meilleur patronage. Et on doit reconnaître que Blanchot, touché par cette amitié, sensible à cette allégeance, y répondit, notamment dans un article dont le titre contient un bizarre jeu de mot (rare chez un écrivain aussi « sérieux ») : « Grâce (soit rendue) à Jacques Derrida » (1990). Ne nous précipitons donc pas à réunir Lacan et Blanchot, mais au-delà des sentiments et des passions, qui ont certes leur mot à dire, examinons les faits ; et n’oublions pas le rôle de ceux qu’on pourra nommer des médiateurs plus que de simples intermédiaires : Bataille, Duras, Foucault notamment. On croit souvent que la première référence de Blanchot à Lacan date de l’article de 1956 ; ce n’est pas exact 3. Car en 1951, dans un texte de la revue Critique, « La folie par excellence », qui servira, deux ans plus tard, à introduire le livre de Jaspers, Strindberg et Van Gogh 4, Blanchot cite Lacan avec une acuité et une justesse remarquables. On savait en effet, par une remarque du « Freud » de 1956, que ce critique, cet homme de lettres avait vu de près la folie : « Dans n’importe quelle clinique psychiatrique, y écritil, cette impression de violence (de ceux qui font les importants) frappe le spectateur, qui du reste ajoute à cette violence par le spectacle 5. » Remarque, soit dit en passant, un peu trop exclusivement centrée sur le
3.
4.
5.
Nous devons cette indication au livre de Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture (Gallimard, 1971). Pour tout autre renseignement d’ordre biographique ou bibliographique, on se reportera au très complet et très respectueux livre de Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible (Champ Vallon, 1998). Douze ans plus tard, en 1963, Blanchot se révélera beaucoup plus critique à l’égard du « dialogue des existences » de Jaspers, « ce mouvement par lequel deux êtres entrent en rapport d’une façon sensible, là où l’indiscrétion est alors de rigueur, quand le mystère ne se présente que pour être ravi et profané » (L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 316, ouvrage noté par la suite par EI). [Toutes les œuvres de Blanchot citées, sauf exception signalée, ont été publiées chez Gallimard.] Ibid., p. 341.
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regard, mais qui résume les engagements éthiques de Blanchot, comme penseur, comme critique et comme romancier. Il avait aussi écrit sur Lautréamont et Sade, sur Hölderlin ; il avait donné à ses romans le cadre de vagues hôtels, sanatoriums, ou asiles. Mais on ignorait qu’il avait lu les travaux des maîtres de la psychiatrie. Or, il écrit ici à propos du vieux débat sur l’art et la folie : « On dit encore – c’est la perspective qu’on retrouve souvent, du moins en France [*] – que la maladie ne crée rien, qu’elle ne libère jamais que des instances inférieures, qu’enveloppait déjà, mais dépassait, “intégrait” l’exercice normal de la vie consciente. » À cette théorie du déficit, dont on aurait pu croire que Blanchot n’était pas fort éloigné dans l’avant-guerre, il oppose une seule œuvre : la thèse de Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, qui prend ainsi valeur « épochale ». Je cite la note : « Ce point de vue est par exemple représenté par J. Delay [le même que Lacan critiquera à sa façon, c’est-à-dire très poliment mais fermement, dans son article sur « La jeunesse d’André Gide »], par H. Ey sous l’influence de Jackson [vertement rabroué, Henri Ey, dans les « Propos sur la causalité psychique 6 » !]. Celui de Pierre Janet en est très proche 7. La psychanalyse a cependant d’autres vues. Jacques Lacan, dans son livre sur la paranoïa, ne voit nullement dans la psychose un phénomène de déficit » [C’est nous qui soulignons]. Comment et quand Blanchot a-t-il lu cette thèse ? En 1931 ? Plus tard ? Qui, en 1951, hors du cercle restreint de la psychiatrie et celui, encore plus restreint, de la psychanalyse, et même dans ces cercles, aurait pu avoir l’idée de mettre le nom de Jacques Lacan sur un même plan que celui de Janet ? Dali peut-être, Bataille sûrement – des artistes. Et Blanchot, dont le coup d’œil, la lucidité, la mémoire se révèlent exceptionnels, puisque la thèse de Lacan était alors quasiment oubliée, y compris de son auteur luimême, qui, rappelons-le, n’entra en psychanalyse qu’après l’avoir soutenue ; elle n’est donc rapportée par Blanchot à la psychanalyse que dans un effet d’après-coup. Cette erreur, ou ce lapsus, peut être lue comme un symptôme de sa rapidité à assimiler, de sa boulimie : en 1948, dans Lautréamont et Sade, il ne témoigne que d’une connaissance sommaire de l’œuvre de Freud ; en 1951, il cite Jacques Lacan comme un auteur de lui bien connu ; en 1956, il est capable d’écrire en quelques semaines, quelques jours peut-être, la plus remarquable des études sur deux textes psychanalytiques des plus foisonnants ! La thèse de Lacan restera assez vivace dans
6. 7.
Ici comme plus loin les crochets et les parenthèses sont de nous. Cf. Écrits, Le Seuil, 1966 p. 306. [Tous les écrits de Lacan cités ont été, sauf exception mentionnée, publiés par Le Seuil]. De Pierre Janet, Lacan citera ces lignes sur les faibles capacités de l’hystérique comparées aux sublimités du psychiatre : « Elle ne comprend rien à la science, nous confiet-il en parlant de la pauvrette, et ne s’imagine pas qu’on puisse s’y intéresser… »
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son esprit pour qu’en 1967 il y fasse précisément référence (sans en nommer l’auteur) : « Pourquoi cette susceptibilité de caractère paranoïaque qui semble bien être l’essence du moi humain [c’est nous qui soulignons] et qui conduit aussitôt tel et tel à se croire visé, provoqué, atteint et blessé chaque fois qu’il est question de l’homme 8 ? » En 1956, paraît dans la NNRF l’article sur « Freud ». Le titre en pourrait sembler fallacieux, car il n’y est parlé, du moins dans la première partie, que de la correspondance de Freud avec Fliess, publiée quelques mois auparavant aux PUF dans La naissance de la psychanalyse. Ce livre contient en fin de volume une traduction de l’Entwurf, l’Esquisse d’une psychologie scientifique, étudiée par Lacan dès 1955, mais dont Blanchot ne souffle mot. Cette correspondance, Blanchot y cherche, pourrait-on dire, de quoi nourrir son intérêt et ses préventions contre une expérience qu’il juge un peu trop proche de la suggestion et qu’il dit réservée à « quelques anxieux ». Ne pas supposer trop rapidement qu’il a vu, comme Rilke, dans la cure analytique, une tentation, un piège, et des pires qui soient, puisque guérir de ses symptômes (et ils furent sévères, au dire de ses amis, qui ont parlé de régimes draconiens), c’eût été réduire la maladie à une pure négativité, méconnaître qu’elle a été pour lui, dans ses romans et ses œuvres critiques, expérience du désêtre, ouverture à l’espace littéraire. Chez Blanchot, comme chez Kierkegaard, comme chez Heidegger dans Sein und Zeit, le seul affect qui compte, ce n’est pas exactement le souci (bien que Sorge soit le nom du personnage du Très Haut, récit de 1948). Ce n’est pas non plus la fatigue, comme, à suivre K. et Kafka, il en dira le poids 9, mais, croyonsnous, l’angoisse. Blanchot en prendra acte, des années plus tard, dans Le Pas au-delà (1973). Lacan ne dira pas autre chose dans le séminaire sur L’Angoisse, en 1962-1963 ; et pourtant, quand, en 1977, il parlera de l’usure dans le progrès de la cure, ce ne sera pas sans lien avec cette fatigue-là. En vérité, cette étude sur Freud est pour Blanchot occasion nouvelle d’approcher ce qui s’est proposé à lui comme une exigence, la conversion de l’écrivain par et dans son œuvre. Opération d’abord pensée dans les termes d’une métamorphose, comme celles dont Kafka-Grégoire Samsa (dans La lecture de Kafka de 1945), l’Ulysse et les sirènes de La Littérature et le droit à la mort (1948), ou le Lautréamont-Maldoror, de 1949, ont présenté l’image et la difficile, la mortelle épreuve. En sorte que la crainte, insistante 8. 9.
« L’Athéisme et l’écriture », repris dans EI, p. 368. Nous reviendrons sur cet article où, pour parler de Foucault, Blanchot se tient parfois fort près de Lacan. « Vous savez, je suis très fatigué depuis quelque temps. Il ne faut pas trop prêter attention à ce que je puis dire. C’est la fatigue qui me fait parler ; c’est tout au plus la vérité de la fatigue. La vérité de la fatigue, une vérité fatiguée… Mais la fatigue ne doit pas vous empêcher d’avoir confiance en celui avec qui vous partagez cette vérité… On dirait que non seulement la fatigue ne gêne pas le travail, mais que le travail exige cela, être fatigué sans mesure… La fatigue est le plus modeste des malheurs, le plus neutre des neutres. » (EI, p. XVI).
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dès l’article de 1956 et toujours vivante dans la réédition de 1969, de la domination d’un homme « qui fait l’important » (expression d’Alain) sur un autre qui se laisse séduire ne vient que de la suspicion que, dans la cure analytique, l’un au moins des partenaires (le médecin) soit laissé par l’expérience intact, autrement dit qu’il n’y ait eu de sa part que fallace. On en trouverait l’équivalent dans une note, pour une fois humoristique, où Blanchot s’efforce de discréditer Ulysse dans l’épisode des Sirènes : ce faux héros se satisferait de la tâche de « jouir du spectacle des sirènes, sans risque et sans en accepter les conséquences […], médiocre et tranquille jouissance, comme il convient à un Grec de la décadence qui ne mérita jamais d’être le héros de L’Iliade 10 ». Inutile d’ajouter qu’il ne serait pas moins « décadent » s’il cédait à la fascination. Est-ce forcer les choses que demander à l’analyste d’être plus grec qu’Ulysse, en risquant autant ou plus que les sirènes qu’il écoute ? Notons encore que Blanchot, ne retenant dans la revue que le Rapport dit de Rome, est amené à négliger à peu près tous les autres articles, pourtant présentés par Lacan comme des témoignages du travail de la nouvelle société (la SFP) qui s’est constituée autour de lui, donc comme des preuves de l’opportunité et de la pertinence de son action institutionnelle. Le collectif n’est pas l’affaire de ce solitaire. De plus, c’est un fait que Lacan occupe, dans ce numéro, presque tout l’espace : la traduction de la première partie de Logos de Heidegger est de sa main, la présentation et la reprise d’un exposé de Jean Hyppolite sur la Verneinung aussi. C’est le maître Jacques de la revue ! Cependant, le numéro s’ouvre par un article retentissant de Benveniste, certainement le linguiste le plus célèbre de ce temps : « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », auquel Blanchot pourrait faire référence, mais dont il ne dit mot. Parce qu’il a décidé, et il l’annonce, de ne parler que de Lacan ; mais aussi parce que ni la linguistique, ni la philologie, ni l’étymologie (« ce qui attire dans l’étymologie, c’est sa part de déraison plus que ce qu’elle explique, la forme d’énigme qu’elle préserve ou redouble en déchiffrant 11 ») ne l’intéresseront jamais beaucoup. Il vaut la peine de le dire dès maintenant : ce lecteur encyclopédique n’a retenu pour les commenter de Lévi-Strauss que Tristes tropiques, de Barthes Le degré zéro de l’écriture (et avec des pincettes). Et certainement un souci intransigeant de la littérature, ou de ce qu’il entendait pour telle, l’a gardé à distance des « grands réducteurs » des années 1950 et 1960, mais, sur la langue, il n’est pas allé beaucoup plus loin que Brice Parain ou Paulhan, et il s’en est justifié : « Les recherches sur le langage, écrit-il dans une note, sont trompeuses, dans la mesure où le lan10. 11.
Le Livre à venir, coll. « Idées », 1959, p. 11. ED, p. 165.
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gage est toujours plus et toujours moins que le langage, étant aussi et d’abord écriture, puis à la fin, dans un avenir non advenu : écriture hors langage. » Pas de rencontre possible avec Lacan sur le signifiant ou sur le signe, dont la définition est chez lui floue et la distinction inopérante 12. Mais qu’en penser aujourd’hui que l’engouement pour la linguistique est passé ? Au moins ceci : que de la langue, de la rime, du jeu des mots, bref, de ce qui est matière et même esprit (au sens de Witz) de la poésie, Blanchot, écrivant d’Hölderlin, de Rilke et de Char, de tant de poètes contemporains qu’il a su découvrir et commenter, n’a jamais vraiment parlé. Ce fut sa limite – une limite de philosophe, peut-être. Et s’il a plus tard marqué son admiration pour le séminaire sur La Lettre volée, il n’a jamais évoqué cet autre texte fondateur de Lacan : « L’Instance de la lettre ». C’est un fait que les équivoques de la langue – mot auquel Blanchot a toujours préféré ambiguïtés 13, signifié contre signifiant, imaginaire contre symbolique – vont mal avec les questions sur la Littérature ou sur la Pensée ; et il n’est pas sûr que les hypothèses de Lacan sur lalangue aient beaucoup éclairé leur articulation. La question des bornes du regard de Blanchot peut sembler futile. On remarquera cependant que ce regard s’est pour l’essentiel limité au premier chapitre : « Parole vide et parole pleine dans la réalisation psychanalytique du sujet ». Presque rien sur les autres, au point qu’on pourrait se demander – mais ce serait une erreur – s’il les a lus, ou du moins s’il les a considérés. Or dans la seconde partie, « Symbole et langage comme structure et limite du champ psychanalytique », Lacan ne parle plus de la parole mais du langage. Il le conçoit comme une structure avec ses propriétés d’autonomie par rapport à la réalité et à la signification, de division entre signifiant et signifié, d’organisation fermée, reprises de Saussure et appliquées, dans le champ de la psychanalyse, à la définition de l’inconscient. Ces propriétés n’importent guère à Blanchot – qui ne cite jamais Saussure –, sauf la première (l’autonomie à l’égard du réel) mais pour des raisons qui tiennent à sa conception de la littérature comme image et fiction plus qu’à la structure de la langue 14. Rien non plus sur la troisième partie, « Les résonances de l’interprétation et le temps du sujet dans la technique psychanalytique », à l’exception 12. 13. 14.
Cf. EI p. 390 : « Ce mixte signifiant-signifié qui a remplacé aujourd’hui […] l’ancienne division de la forme et du formulé. » « L’ambiguïté dit l’être en tant que dissimulé ; elle dit que l’être est en tant que dissimulé » (« Les niveaux de l’ambiguïté », dans L’Espace littéraire, coll. « Idées », 1955, p. 343, n. 1). Parce que, dans le temps de la littérature (figuré ici par le Temps retrouvé), « tout devient image, et l’essence de l’image est d’être toute au-dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et plus mystérieuse que la pensée du for intérieur ; sans signification, mais appelant la profondeur de tout sens possible ; irrévélée et pourtant manifeste, ayant cette présence-absence qui fait l’attrait et la fascination des Sirènes » (Le Livre à venir, op. cit., p. 25).
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de quelques formules citées à la file et hors de leur contexte. Que Lacan y cherche avec l’appui de Hegel et de Heidegger à interpréter l’au-delà du principe de plaisir comme un « au-delà du sens qui révèle dans la parole un centre extérieur au langage 15 » n’intéresse pas du tout Blanchot. Sans doute sait-il déjà que la littérature, ou plus vaguement l’écriture, est le seul lieu qui puisse donner un champ à ce ressassement « incessant et interminable », à cette parole, « la plus profonde », qui est son inconscient à lui 16. Ce n’est que plus tard, en 1958, que Lacan écrira dans le graphe les points de non-savoir que sont le sujet de l’énonciation et la non-garantie de l’Autre. On voit que, là encore, l’artiste devançait le psychanalyste, même si, pour le psychanalyste, l’écriture ne se limitait pas à la littérature, puisqu’il y a de l’écrit dans l’inconscient, ce dont le graphe, justement, apporterait la preuve. Mais, sur la parole, Blanchot le cite et le glose plus qu’avec sympathie, avec admiration. Le commentaire qu’il donne de la première partie est d’une intelligence et d’une justesse exceptionnelles. Du premier coup Lacan a rencontré son meilleur lecteur, tandis que Blanchot aura trouvé là, pour lui-même, occasion de semer le grain de développements futurs. Et comme le « Freud » est presque le texte le plus ancien de L’Entretien infini (mises à part les « Réflexions sur l’enfer », d’un moindre poids), on peut légitimement penser qu’il était encore actuel et actif pour lui treize ans plus tard, au moment de la parution en volume, en 1969. * *
*
Dans une intervention à l’École de psychanalyse Sigmund Freud, J.-C. Milner a naguère qualifié « Fonction et champ… » de « lettre de Gargantua à Pantagruel du XXe siècle ». C’est y voir, selon nous avec justice, non seulement une œuvre majeure du siècle passé, mais aussi un acte de foi dans la raison, un enthousiasme que Blanchot ne pouvait partager qu’à demi. Et Lacan, revenant en 1966 sur cet article au moment de le republier dans les Écrits, lui a donné raison : « Un rien d’enthousiasme, écrit-il, est dans un écrit la trace à laisser la plus sûre pour qu’il date, au sens regrettable. Regrettons-le pour le discours de Rome 17. » Car il y a trop d’hégélianisme, trop de dialectique dans ce texte, quelque ressource que celle-ci puisse fournir contre l’objectivisme, quelque ironie qu’elle exerce contre 15. 16.
17.
J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 320. « L’incessant, l’interminable » n’apparaissent que dans un ajout de 1969, mais ils datent, et dans cet ordre, de 1955. Quant à « ressassement », l’occurrence s’en trouve en 1951 dans Le Ressassement éternel (Minuit, 1951). « Du sujet enfin en question », dans Écrits, op. cit., p. 229.
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ceux qui croient que le moi est le moi et l’aliéné un fou. Nous y avons nousmême relevé dix occurrences du mot dialectique ! Et ce que J.-A. Miller écrit du « Stade du miroir » (quatrième de couverture de l’édition de poche) que Lacan y « investit la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave revue par Kojève, pour faire table rase de l’ego-psychology » est à bien des égards vrai de « Fonction et champ… ». Le progrès du « dialogue analytique » (alors sans guillemets chez Blanchot comme chez Lacan) n’y estil pas résumé d’une façon très dialectique ? « Le sujet commence l’analyse en parlant de lui sans vous parler à vous, ou en parlant à vous sans vous parler de lui. Quand il pourra vous parler de lui, l’analyse sera terminée 18. » Formule brillante, qui a ouvert assurément de nouveaux sillons, en excluant, au moins pour un temps, toute tentative de bundling, corps à corps ou cœur à cœur, d’un sujet par l’autre, mais dont l’éclat ne supprime pas magiquement les difficultés de la cure, les impasses, relevées par Freud 19, de la fin de l’analyse, celles-là mêmes sur lesquelles Blanchot vient à buter, et qu’il reprend dans son article « Freud » : la normalité, dont serait juge le seul thérapeute, l’arbitraire de l’interprétation, de la coupure et de la fin (dans L’Arrêt de mort 20, c’est la mort qui arrête, qui s’arrête, se changeant en « mort sans mort », en mort infinie). La coupure, la fin ne se décrètent pas, ne se décident pas, sauf coup de force du maître. On se rappelle à ce propos la violence avec laquelle, en 1958, Blanchot dénonça le « coup d’État » du général de Gaulle achevant une république (la quatrième) moribonde. Sans fin, c’est aussi le principe de tant d’interprétations séduisantes, presque mystiques, que Blanchot a données du Chasseur Gracchus de Kafka, de L’Espèce humaine d’Antelme, et de bien d’autres œuvres. Infiniment devrait donc se prolonger la cure. Si par lassitude, par souci d’aide samaritaine ou pour toute autre raison, le psychanalyste de quelque manière se risquait à la clore, il ne pourrait obtenir que la répétition de la
18.
19.
20.
Il est vrai que cette formule est extraite par Blanchot non de « Fonction et champ… » comme on pourrait croire, mais de l’« Introduction au commentaire de Jean Hyppolite », parue dans le même numéro de la revue, qu’il a bien fallu qu’il lise plus ou moins complètement pour l’y dénicher ! (EI, p. 351). Avec ce correctif, dont nous devons l’indication à François Balmès : « Vouloir tout ramasser dans une formule ! Quand j’ai dit que l’analysé vous parle à vous, analyste, de lui, et quand il parlera de lui à vous tout ira bien, des formules comme ça […] doivent être replacées dans leur contexte à peine d’engendrer des confusions » (Logique du fantasme, séance du 19 avril 1967). Il est curieux de noter que dans la phrase précédente, entraîné sans doute par les étudiants qui l’interrogeaient, Lacan attribue la formule au discours de Rome, dans lequel elle ne figure pas… même si elle mériterait d’y figurer, Blanchot l’a bien compris. « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), que Blanchot traduit, à la différence de Bourguignon, par analyse « finie et infinie », conformément à l’usage de l’époque mais surtout à son usage à lui du mot « infini » – il parle de « parole infinie » et encore, dans le même sens, d’« incessant » et d’« interminable » (L’Entretien infini, op. cit., p. 353). Titre où l’équivoque porte jusqu’au vertige sa jonglerie, mais avec un bonheur d’expression tout autre que dans l’hommage à Derrida cité plus haut. De même, bien plus tard, le « dés-astre » (1980).
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question, « le fantôme de la question indéfiniment survivante », ailleurs, où elle reviendrait sans cesse comme venue de toujours du pays des ombres (l’Achéron, sans doute) et des fictions. Or à cette époque de « parole vraie », dans un article qui se termine par la répétition d’un Da triomphal, Lacan ne professe nullement un tel scepticisme. La psychanalyse n’est pas un roman, et la cure, à la différence de la parole, a une fin, l’analysant sa réponse, si même, comme ce sera affirmé plus tard, le symptôme et le fantasme ne sont pas déjà réponses. Pourtant, sur ce point, Lacan se rapprochera plus tard de Blanchot, et la vérité, perdant le statut royal – de royauté cachée, a-letheia – qu’elle avait hérité de Heidegger, sera par lui reléguée au rang de fonction logique, c’est-à-dire écrite. Cette dialectique du fini et de l’infini, Blanchot croit sans doute un peu vite lui échapper, car s’il évoque pour finir « le mouvement (du recommencement éternel) qui n’est pas dialectique, qui menace toute dialectique […], parole qui n’est ni vraie ni fausse 21 », il commence en parlant d’un manque originel qui doit presque autant à Hegel qu’à Lacan : « C’est toujours auprès du manque et par l’exigence de ce manque que se forme le pressentiment de ce qu’il [l’enfant] sera, son histoire. Mais ce manque, c’est “l’inconscient” : la négation qui n’est pas seulement défaut, mais rapport à ce qui fait défaut – désir 22. » Thème repris dans un de ses derniers livres, La Communauté inavouable, où il est attribué à Bataille. Sans chercher plus loin, on aurait pu citer la formule hégélienne, deux fois répétée dans « La littérature et le droit à la mort » : « Le langage est la vie qui porte la mort et se maintient en elle 23. » Faire à Lacan le grief d’hégélianisme n’était donc pas, de sa part, tout à fait légitime. Blanchot anticipe certes sur les développements ultérieurs de la pensée de Lacan, mais il ne rend guère justice à ce que celui-ci avance sur le symbole, dans la seconde partie, et qui est une importation de la linguistique et de l’ethnologie lévi-straussienne dans le champ de la psychanalyse. Le signifiant, notion tout à fait étrangère à Blanchot, introduit dans la pensée une forme inédite de négatif et, quand Lacan l’aura déplié, il ne se trouvera pas pourvu seulement de la propriété d’être structuré ; il se spécifiera (notamment dans le séminaire sur L’Identification, sur lequel nous reviendrons) d’être « discret », soit de n’être que ce que les autres ne sont pas, trait unaire, coupure. Que les pensées du rêve, le savoir de l’inconscient aient là leur essence à la fois positive et absolument négative, c’est 21. 22. 23.
EI, p. 353. Ibid., p. 346. La Part du feu, 1949, p. 324 et 330. Lacan parlera encore d’un « discours où c’est la mort qui soutient l’existence » dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », article tiré d’une conférence donnée en 1960 sous le titre bien significatif de « La dialectique » (Écrits, op. cit., p. 802).
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une hypothèse qui laisse aujourd’hui encore étourdi, mais que déjà porte en germe le chapitre « Symbole et langage comme structure […] du champ psychanalytique ». C’est à partir de là que la notion d’Autre « avec un grand A », comme lieu du signifiant, dégagée en 1955 dans le séminaire sur Les Psychoses, s’affranchira – dans une certaine mesure – de la référence hégélienne et, pareillement, de la référence altruiste ou religieuse (celle, par exemple, de Levinas, ami de toujours de Blanchot). Ce détachement, cette séparation théorique, Blanchot, penseur de la continuité, ne l’opérera que plus tard, et ce ne sera jamais avec la rigueur que cet « instrument » a donnée à Lacan. Ce retard, cette indécision auront pour prix un certain renoncement au savoir 24. Il n’est pas fort étonnant non plus qu’il ait passé sous silence le principe des séances courtes, pourtant sujet de débat dès 1953 chez les psychanalystes ; et il l’était encore en 1966, comme il l’est resté aujourd’hui. Ce n’est pas que la ponctuation n’intéresse le critique, mais la coupure ne peut lui apparaître que comme un coup de force de l’un (le thérapeute qui se comporte en maître) auprès de l’autre, qui devrait pourtant rester à égalité son partenaire. Dans un article de 1963 (repris dans L’Entretien infini, p. 320), Blanchot critiquera cependant cette notion d’égalité pour conclure à une équivalence des « partenaires » à l’égard de l’Autre (Autrui, dans le vocabulaire de Blanchot) : « Cette parole plurielle [car c’est ainsi qu’il nomme alors la parole la plus juste] ne vise pas à l’égalité ni à la réciprocité. Certes les partenaires se parleraient d’égal à égal, s’ils se parlaient, mais pour autant qu’ils répondent à cet Autrui dont la parole coïncide tantôt avec celle de l’un tantôt avec celle de l’autre, il y a chaque fois entre eux une différence infinie et telle qu’elle ne saurait s’évaluer en termes de supériorité ou de prédominance. Et en même temps, ce jeu de la pensée ne peut se jouer seul, il y faut deux partenaires de jeu, […] le même rapport à l’enjeu… » Est-on ici bien loin de « Fonction et champ » ? Pas loin non plus, il est vrai, de Levinas. Mais pour revenir à la coupure, Blanchot l’écrivain, le critique aurait pu trouver dans la ponctuation, dans le vers, dans la citation, un moyen de s’en approcher, mais il ne l’a jamais vraiment thématisée comme telle ni exploitée sauf, plus tard, sur la trace de Nietzsche et de René Char, dans une écriture de fragments. Il faudrait, pour en terminer avec cet article, reprendre deux notes plutôt polémiques. L’une, dans le fil de la critique de l’hégélianisme, oppose, avec quelque malice, le héraut du retour à Freud… à Freud lui-même : « Je me demande, écrit-il 25, si l’exemple de Freud, inventant, avec quelle
24. 25.
Ce n’est plus aussi exact en 1967 où Blanchot évoque à propos de Michel Foucault « l’entre-dire ou le vide de la discontinuité ». C’est un pas important, dont nous reparlerons. EI, page 351, note 1.
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liberté, son vocabulaire et les schémas les plus variés d’explication pour essayer de rendre compte de ce qu’il découvrait, ne montre pas que chaque expérience a intérêt à se poursuivre, à se comprendre et se formuler d’abord par rapport à elle-même. » Cela est juste, mais à demi seulement, car le « elle-même » de la psychanalyse est aussi incertain que celui du langage ou de la littérature, et il faudra à Lacan beaucoup d’invention, d’élaboration, encore à venir en 1953 mais fort en train en 1969, pour briser ce que Blanchot désigne ici comme « elle-même » par un diviseur d’identité, l’objet a. Reste le sentiment, généralement partagé, que les voies de Freud et de Lacan ne sont pas identiques, que leur idéal de la science n’est pas de pareilles nature et exigence. Mais Blanchot pouvait-il bien en juger, lui qui n’a témoigné d’intérêt pour aucun épistémologue (une ligne sur Popper, aucune sur Bachelard), ni aucun logicien, sauf Wittgenstein ? Il a pourtant bien vu que la psychanalyse ne pouvait se priver d’« un horizon de science ». C’était à la fois dire peu et dire beaucoup, parce que, après l’aveu ultime de Lacan que la science « est un fantasme » (pour le psychanalyste ?), nous en sommes encore là. Chacun des deux découvreurs, il faut le reconnaître, a pris le réel par un bout différent : Freud par celui de ses cures – dont il est frappant qu’elles paraissent d’abord toutes dissemblables, semblant exiger des « constructions » différentes, imposer chacune un remaniement de la théorie – ; Lacan prenant la chose par le symbolique 26, comme le prouverait « Fonction et champ… », si un psychanalyste pouvait prendre son réel d’un tout autre bout que Freud dont, son successeur et débiteur, il le tient. Mais dans le Rapport de 1953-1956, le réel n’est pas encore explicitement sexuel, et c’est à ce prix-là sans doute qu’il pouvait être accepté par les philosophes, et par Blanchot lui-même, dont le neutre, répondant, on le verra, au es freudien, au sujet « acéphale » de la pulsion, peut paraître tout à fait dégagé de la différence sexuelle. Or c’est là le roc incontournable qui menace de ruiner la fin d’une analyse freudienne, bien plus que l’infinitude d’une parole « sans commencement ni terme » avec laquelle elle ne saurait certes se confondre. Et la dernière note critique : comment la psychanalyse peut-elle donner autre chose que « le pouvoir de parler dans les conditions normales d’une société donnée 27 » ? Toujours la question de la norme. Elle ne se pose pas moins aujourd’hui qu’hier, dans l’illusion où nous sommes d’une parole libérée, d’une norme flexible.
26.
27.
Quand, dans une conférence capitale (mais inédite) de 1953, Lacan invente le ternaire SIR, c’est le symbolique qui vient en premier. Mais en 1972-1973, permutation dans le séminaire RSI : en effet, le Réel passe à la première place, le Symbolique devenant second. EI, p. 354.
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En somme, Blanchot, avec quelques réserves, a porté à la connaissance d’un assez large public l’essentiel d’un texte qu’on a pu dire « le coup d’envoi de l’enseignement de Lacan ». À nous, par lui-même et en lui-même, neuf encore, il continue de parler ; et avec lui, le commentaire de Blanchot. On gagnera à le relire. * *
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Est-ce là tout ? En 1961, la thèse d’un élève de Lacan, Jean Laplanche, Hölderlin et la question du père, ne suscita aucun commentaire de Blanchot. Réserve surprenante quand on sait le nombre d’études qu’il a consacrées au poète allemand. Mais, en 1956, dans la conclusion sévère, plus tard supprimée, du « Freud » il écrivait : « Lorsque le psychanalyste s’empare de l’expérience de tel écrivain ou de tel artiste, ce qu’il dit n’est jamais faux ; c’est seulement vrai et en quelque sorte trop vrai 28. » De là peut-être sa réticence. Nous reviendrons plus loin sur les moments où le psychanalyste, c’est Lacan lui-même, parle de Blanchot. Mais d’autres textes, quoique moins explicites, nous semblent dans le sillage du « Freud ». Sans doute pourraient-ils venir d’ailleurs, car la psychanalyse selon Lacan a commencé, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, pour partie grâce à Blanchot, d’être connue du public cultivé. Et déjà, c’est vrai, un roman qui fera date, Moderato cantabile (1958), empruntait à la cure, non pas sa fantasmatique (comme chez Jouve) ou ses formations de l’inconscient (comme chez Leiris), mais son style de dialogue : associations, transfert, sujet supposé savoir (sous la peu vraisemblable figure de Chauvin…). Or les leçons de Lacan étaient assurément connues du petit cercle qu’Antelme, Mascolo et Blanchot formaient depuis 1958, rue Saint-Benoît, autour de Marguerite Duras. De Blanchot lui-même, plusieurs formules de L’Attente l’oubli, récitdialogue publié en 1962, paraissent venir directement de « Fonction et champ… ». Par exemple : « Vous répondez par mes questions. – Je fais de vos questions réponse », à mettre en relation avec le commentaire de 1956 : « Celui qui parle et qui accepte de parler auprès d’un autre trouve peu à peu les voies qui feront de sa parole la réponse à sa parole. » Ou bien : « Il me semble que je t’entends. – Pourquoi ce tutoiement ? Vous ne tutoyez jamais personne. – C’est bien la preuve que je m’adresse à toi. – Je ne vous demande pas de parler : entendre, seulement entendre. – T’entendre ou entendre en général ? – Non pas moi, vous l’avez bien compris. Entendre, seulement entendre. – Alors, que ce ne soit pas toi qui parles, lorsque tu 28.
Texte cité dans Essaim, n° 4, p. 114.
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parles. » Autre de la parole, écoutée ou parlée au-delà de mon semblable. Ou encore : « Vous ne parlez pas vers moi, vous parlez vers quelqu’un qui n’est pas là pour vous entendre. – Mais vous êtes là ? – Je suis là. » Adresse idéale à une présence débarrassée des impedimenta du moi. Et ceci qui va plus loin : « Je voudrais que vous m’aimiez par cela seulement qui est impassible en vous 29. » Paradoxe de l’impossible amour ? En 1966, aucune mention des Écrits, dont Blanchot pensait sans doute avoir assez parlé en commentant un de ses articles. Il n’en fera d’ailleurs jamais mention. Crédit non illimité ! Et c’est le livre de Foucault qui retient son attention. En 1967, un an après sa publication, Blanchot écrit sur Les Mots et les choses des réflexions intitulées « L’athéisme et l’écriture. L’humanisme et le cri ». Lacan n’y est pas nommé, mais c’est déjà beaucoup que Blanchot, Foucault le guidant (et peut-être se laisse-t-il conduire parce qu’ils ont en commun une admiration fervente pour Nietzsche), prenne en considération le structuralisme. Il y trouve occasion de revenir sur son « continuisme », et de s’intéresser à la coupure. Comme c’est aussi le moment le plus structuraliste, voire « hyperstructuraliste 30 », du discours lacanien, il n’est pas étonnant que des rencontres puissent se faire. Il faut donc s’y intéresser quelque peu. On sous-estime toujours l’intérêt et l’amitié que Blanchot a portés à Michel Foucault, qu’il n’a pourtant jamais rencontré. Il a commenté la plupart de ses œuvres, depuis l’article sur le « Raymond Roussel » de 1963, et lui a consacré deux ans après sa mort, en 1986, un petit livre, Michel Foucault tel que je l’imagine, qui est un modèle d’analyse, fidèle, humble presque. Autant compte-rendu qu’interprétation, il est difficile de discerner exactement ce que Blanchot y a ajouté aux thèses de Foucault, notamment sur la discontinuité, sur ce qu’il nommera plus tard l’exigence de la discontinuité. Au cœur de celle-ci, résume-t-il en reprenant un vieux thème mallarméen, il y aurait cette coupure d’avec la pensée « quand [elle] se donne pour proximité immédiate », d’avec toute « expérience empirique du monde ». La cause ne doit en être cherchée nulle part ailleurs que dans le langage, et plus précisément, c’est la thèse de Blanchot, dans l’écriture même, « la parole d’écriture ». Coupure qui ne devrait rien au cogito, puisque, même chez Descartes, l’écriture des équations de la géométrie analytique suffit à la produire en brisant les figures. De peu d’importance, pour lui, l’institution d’un nouveau sujet, ce sujet de la science, dont Lacan après Bachelard a fait l’essentiel du moment cartésien et le support des
29. 30.
L’Attente l’oubli, 1962, p. 43, 12, 44. V. Milner, Le Périple structural, Le Seuil, 2002, chap. « Lacan II/Technicité de l’hyperstructuralisme ».
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habillements moïques dont l’affuble l’imaginaire moderne. La révolution, s’il y en a une, n’est pas là, ne date pas de là, du XIXe siècle plutôt, de Hegel, du romantisme allemand, de Mallarmé ou de Nietzsche, les penseurs auxquels Blanchot s’est le plus souvent référé. Mais y a-t-il véritablement coupure dans l’histoire de la pensée ? Dira-t-on que Descartes, Freud aussi bien, ont accompli un acte ? Pour Blanchot, il n’y a d’acte que d’écrire, et encore, au mode infinitif. En tout cas, c’est dans le fil de cette coupure irreprésentable et, pourrait-on dire, irreprésentante, marque d’écrit dans le langage, qu’il faudrait situer la découverte de l’inconscient. À condition toutefois de ne pas l’affubler de nos catégories logiques, mais de l’entendre, sans plus, comme la révélation de ce qui ne se découvre pas : « Ne pas tenir l’In-conscient pour l’inConscient », et se rendre compte que là, « ni le terme de présence ni le terme d’absence ne conviennent, ni l’affirmation ni la négation. Autrement dit, nous n’avons pas de mot pour l’inconscient 31 ». Remarque qu’on trouvera peut-être un peu courte eu égard à l’ampleur du sujet, mais qui rassemble en une phrase plusieurs questions sans cesse par Lacan remises sur le métier. À quelques détails près en effet – plus que des détails cependant – on croirait lire le début de son article de 1964, « Position de l’inconscient » : « L’inconscient n’est pas une espèce définissant dans la réalité psychique le cercle de ce qui n’a pas l’attribut ou la vertu de la conscience, etc. ». Blanchot aurait-il lu les Écrits ? En partie peut-être, mais seulement en partie, car Lacan ne se borne pas à y faire ces remarques polémiques ; il donne des définitions de l’inconscient, variables sans doute, désignant cependant un savoir, eût-il ses bornes dans la configuration d’un nonsavoir. En 1969, on l’a dit, Blanchot reprend dans L’Entretien infini son article de 1956 ; il le modifie peu, mais il le nomme autrement : « La parole analytique ». C’est le placer dans une série : la parole plurielle, la parole quotidienne, la parole fragmentaire, où ce que l’article « Freud » haussait au rang d’exception est ramené à une expérience plus banale, fût-elle « limite », bizarrement prochaine de celles de Sade et de Bataille. Du temps a passé et laissé ses marques qu’il faut gommer sans les effacer : le neutre remplace le dehors ou la mort ou la littérature, des guillemets signalent que le mot dialogue, par exemple, ne peut désigner qu’approximativement l’entretien psychanalytique. Lacan est nommé non plus « le docteur Lacan », mais, célébrité oblige (il a publié en 1966 les Écrits), Jacques Lacan. Vraiment peu de choses. Cependant, les critiques les plus vives et les moins bien informées contre la prétention de psychanalystes à analyser la littéra-
31.
EI,
p. 391, n. 1.
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ture et les écrivains en termes réducteurs sont supprimées 32. C’est qu’en 1969 les beaux jours de la psychobiographie et de la psychocritique, auxquelles dans les années 1940 Blanchot consacrait tout de même quelques lignes, sont passés, emportés par l’hiver du structuralisme ou le souffle du retour à Freud. Blanchot a-t-il lu, dans l’« Hommage fait du Ravissement de Lol V. Stein à Marguerite Duras », ces sentences de Lacan contre la goujaterie oublieuse de ce que « le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui montre la voie 33 » ? Et a-t-il connu autrement que par ouï-dire les avancées du discours de Lacan ? Impossible de le savoir. Étrange paradoxe de deux pensées qui marchent, si l’on peut dire, à fronts renversés, puisque Lacan, l’homme de paroles, a publié ces années-là un volume d’Écrits, et Blanchot, l’homme de « lêtre », L’Entretien infini ! Il a bien fallu qu’ils se rapprochent – sciemment ou à leur insu ? – pour ainsi se traverser. Dans L’Entretien infini, l’article sur « La Parole analytique » n’épuise pas les relations de Blanchot avec la psychanalyse. Celle-ci reste pour lui objet d’attrait et de répugnance, en somme d’après sa propre définition un objet de désir. D’un côté, elle approche ce que lui-même appelle alors non plus le dehors mais le neutre, en évitant cependant autant qu’elle peut le risque infini, indéfini du neutre. Déjà, en 1963, il écrivait : « Le neutre est ainsi constamment repoussé de nos langages et de nos vérités. Refoulement mis à jour de manière exemplaire par Freud qui, à son tour, interprète le neutre en termes de pulsion et d’instinct, puis finalement dans une perspective peut-être toujours encore anthropologique… (cela, bien sûr, est trop vite et injustement dit). » N’est-ce pas le même intérêt, sans réserve cette fois, que Blanchot manifestait en 1967, et reprenait en 1969, à propos d’une découverte qu’il qualifiait alors d’antithéologique (dans le sillage de Bataille et de Levinas plus peut-être que de Michel Foucault) : « La découverte de l’inconscient, entendu comme la révélation de ce qui ne se découvre pas, est, avec l’écriture non parlante [une utopie mallarméenne, un des horizons du neutre 34], l’une des principales étapes vers la libération du théologique. » Or cette libération reste, de Freud à Lacan, l’un des enjeux majeurs de la psychanalyse au point qu’il ne serait pas abusif de la
32. 33. 34.
Voir l’article d’Annie Tardits. Paru d’abord dans les célèbres Cahiers Renaud Barrault en décembre 1965, repris dans Autres écrits, 2001, p. 192. « L’écriture hors langage, écriture qui serait comme originairement langage rendant impossible tout objet (présent ou absent) de langage. L’écriture ne serait alors jamais écriture d’homme, c’està-dire jamais non plus écriture de Dieu, tout au plus écriture de l’autre, du mourir même » (EI, p. 626).
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dire, héritière qu’elle est des Lumières, guérisseuse du théologique. Et de Dieu. Pari engagé mais non gagné : qui, demandait Lacan, peut se dire véritablement athée ? Foucault peut-être ; mais Blanchot ? On voit par là que les connaissances de Blanchot se sont élargies, approfondies. Il va d’ailleurs ajouter au catalogue des pulsions, une pulsion de son invention : la « pulsion de l’énigme », qui, à notre avis, doit plus à Lacan qu’à Freud. « La pulsion de l’énigme que Freud, en nommant l’inconscient (et en se servant comme d’un des points de repère, capables de le délimiter, du mot en quelque sorte muet [es] dont le mot français ça marque encore mieux l’étrangeté), ne cesse de désigner sans pouvoir la fixer, s’entend d’abord de par le neutre et, en tout cas, fait qu’on se borne à entendre le neutre comme la pression de cette énigme 35. » Pression et non poussée, mouvement d’attrait et de retrait « d’une question ou d’un questionnement ». Quel contraste avec la formule gaillarde de Lacan sur cette pulsion qui « pousse au cul » ! Avec lui on pourrait répliquer que cette pulsion-là est par trop désincarnée, qu’elle touche un Œdipe dont la sphinge est dans les récits de Blanchot, du moins après L’Arrêt de mort, plus asexuée que celle des romans courtois… N’y aurait-il donc aucune Rätseltrieb « dans » l’inconscient ? Sans doute (et même, pour le dernier Lacan, pas mèche d’y trouver un désir de savoir !) ; mais cette hypothèse un peu risquée devrait nous aider à mieux penser, ce qui n’est pas si simple, le nouage entre dynamique de la libido et pression du discours, et même à rendre à l’énigme ce que, selon Laplanche, elle serait toujours, chez Freud, l’indication d’un réel 36. Puis sur la psychanalyse, plus rien, pendant dix ans. Mais de nouveau à partir de 1975, on en est étonné, une série de remarques, recueillies en 1980 dans L’Écriture du désastre. Lacan n’y est évoqué que de loin, à travers les travaux de ses anciens élèves : Pontalis, pour L’Après Freud de 1965, Guattari (et Deleuze) pour L’Anti-Œdipe de 1972. Et surtout Serge Leclaire, en 1973, pour On tue un enfant. Ce livre-ci n’est pas un travail qui s’inscrive tout à fait dans l’enseignement de Lacan, puisque l’auteur, et Blanchot à sa suite, y mettent l’accent sur les impasses du narcissisme primaire. Du signifiant, de l’inconscient structuré comme un langage, et même de la castration, guère de traces ; et cela convenait sans doute à Blanchot, autant que cette belle langue à la fois ferme et fastueuse 37. Mais comment a-t-il pu entendre et saisir à travers ces pages les thèmes abordés par Lacan dans ces années-là ? Mystère du lire entre les lignes, nous y reviendrons.
35. 36. 37.
Ibid., p. 449-450. Indication de Patrick Hochart. Le livre fit sur Blanchot assez forte impression pour qu’il demandât, démarche exceptionnelle, à en rencontrer l’auteur (communication de Geneviève Leclaire).
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Dans « La maladie de la mort (éthique et amour) », un article sur le récit de Duras, publié d’abord dans Le Nouveau Commerce au printemps 1983 38, Blanchot ne retient de Lacan, référence obligée de l’époque, qu’une formule citée de travers : « N’est-ce pas Lacan, écrit-il, qui disait : le désir, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ? » Mais non ! Lacan a parlé de l’amour, non du désir, et ce n’est pas la même chose ! Certes Blanchot a eu la prudence, qui a manqué à beaucoup d’autres, de ne citer qu’avec un point d’interrogation un aphorisme qui a plu mais qu’on n’a pas bien compris. (Sous la plume du critique J.-P. Richard, elle est devenue obsessionnelle : « L’amour, c’est donner ce qu’on a… », et chez Barthes, presque blanchotienne : « Le désir, c’est de manquer de ce qu’on a – et de donner ce qu’on n’a pas. ») Un détail ? On n’en est pas moins étonné qu’un critique aussi exact, et jusque-là aussi peu badin, ait pu risquer pareille approximation. D’autant que la distinction entre amour, désir et jouissance lui eût été utile pour commenter cette maladie de la mort si proche de la perversion. Par la suite, Freud et la pulsion de mort sont bien évoqués, mais de biais, à travers le livre fort peu lacanien d’E. Enriquez (sur la horde primitive !). Or le récit de Duras est une sorte de scénario qu’une voix dicte au héros (ou au lecteur), réglant le dispositif de ses leçons d’amour avec une femme : « Vous dites que vous voulez essayer, tenter la chose, tenter connaître ça, vous habituer à ça, à ce corps, à ces seins, à ce parfum… » Une voix et une femme qui s’épuisent à donner, pourrait-on croire, des ordres à un homme qui y résiste, jusqu’à ce qu’on lui dise de guerre lasse qu’il est atteint de « la maladie de la mort ». On devine la fascination et l’embarras de Blanchot devant une homosexualité qu’il avait pourtant approchée avec faveur, sur son versant féminin du moins, dans Au moment voulu. Nul doute que Duras ne l’ait conçue comme arrêt au seuil de cet espace de l’entre-deux-morts, où jadis, nous le verrons, Blanchot avait pourtant jeté, ou pour mieux dire, exposé ses héroïnes. Or ces commandements, que Blanchot a cru lire, ne figurent tout simplement pas dans le texte 39. On n’y découvre en effet, au début, que des conditionnels, et nulle trace de ces futurs que bizarrement il a pensé y trouver : « Vous devriez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois… » La notion de fantasme eût été, pour s’orienter dans cette expérience, plus
38. 39.
Repris dans La Communauté inavouable, Minuit, 1983, où il est bizarrement couplé avec un texte sur Bataille. Indication de F. Marmande dans son intervention au colloque Maurice Blanchot, Récits critiques, éd. Farrago, L. Scheer, 2003. La question se complique quand on apprend que « la version initiale de l’article, dans Le Nouveau Commerce, cite le texte de Duras correctement » (communication personnelle de Christophe Bident). Alors, lapsus de correction (mais chez Blanchot, ce serait presque un hapax), changement de cap, accident ? Pour qui a lu la Psychopathologie de la vie quotidienne, ce détail ne sera pas sans importance…
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sûr repère que des références abusives à Diotime ou à Tristan et Yseult 40. Or c’est justement de fantasme que Lacan a parlé – sans être entendu ? – en 1962, pour introduire auprès de ses auditeurs un récit de Blanchot. * *
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Après 1983, peu à peu Blanchot s’est tu. Il est mort en 2003, presque centenaire, vingt-deux ans après Lacan, sans avoir plus jamais écrit sur la psychanalyse. Et, il faut bien le dire, depuis les années 1960, Lacan n’avait plus parlé de lui, ses intérêts, ses lectures étant ailleurs. Pourtant, il n’en avait pas toujours été ainsi ; on peut le vérifier en remontant à 1961-1962, l’année du séminaire sur L’Identification. Ce séminaire est pour l’essentiel consacré à l’élaboration de la seconde identification de Freud, celle qui se fait à l’idéal du moi, et que Lacan ramène au trait unaire, au trait de coupure, à la fois âme vide du signifiant et principe de son mouvement métonymique – puisqu’il le répète. L’exemple « princeps » en est fourni par les coches taillées dans un os au musée de la préhistoire de Saint-Germain-en-Laye. Il vaut d’être cité parce qu’il sera repris par Blanchot, avec bien des différences, pour forger l’utopie, déjà évoquée, d’une écriture sans langage : « Dont nulle preuve ne s’inscrit visiblement dans les livres [il faudrait en excepter, pourrions-nous corriger, les graphes et les algorithmes de Lacan], peut-être de-ci de-là sur les murs […] tout de même qu’au début de l’homme c’est l’encoche inutile ou l’entaille de hasard marquée dans la pierre qui lui fit, à son insu, rencontrer l’illégitime écriture de l’avenir, un avenir non théologique 41. » Entaille inutile ou de hasard, quelle différence avec la coche du chasseur lacanien marquant ses prises, lui-même déjà gibier du langage ! Mais la fin de ce séminaire est tournée vers la troisième identification, celle au désir, soit à ce qui subsiste quand la seconde identification, comme la science, a fait du monde et du sens un désert, du sujet une supposition, de l’objet un déchet. Là pourtant, dans ce rebut, résiderait (version Lacan) le
40.
41.
Et qui fâchèrent Marguerite Duras. Se rappelait-elle avoir, en 1969, dans une interview aux Cahiers du cinéma, porté aux nues un commentaire de Blanchot sur Détruire dit-elle, dans l’instant même où elle témoignait d’une réserve plutôt ironique à l’égard de l’« Hommage du Ravissement de Lol V. Stein » et de son auteur ? Citons, pour le plaisir : « Il m’a donné rendez-vous un jour, à minuit, dans un bar, Lacan. Il m’a fait peur. Dans un sous-sol. Pour me parler de Lol V. Stein. Il m’a dit que c’était un délire cliniquement parfait. Il a commencé à me questionner. Pendant deux heures. Je suis sortie de là un peu chancelante. »Témoignage drôle, « vécu », mais guère conforme au style de l’« Hommage », qui ne s’énonce pas ainsi, qui commence par la « seconde mort » et finit par « les noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible », des notions majeures, poétiques mais pas trop gaies, de l’enseignement de Lacan ces années-là. EI, p. 391-392.
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peu d’être qui nous demeure et, quand il s’inscrit dans le fantasme, notre seule fenêtre, quoique bouchée sur l’Autre, s’il existait. Alors, Thomas l’obscur peut venir comme bague au doigt de Lacan. C’est l’œuvre du « chantre de nos lettres » ; les fantasmes et leurs objets : anal, oral, regard et même voix y viennent en nombre. On est fin juin, au terme du séminaire. Moment favorable pour la lecture de quelques pages ; et Lacan, faisant bonne mesure, lit du roman presque tout un chapitre 42. En voici quelques extraits : « Thomas demeura à lire dans sa chambre… Ceux qui entraient, voyant son livre toujours ouvert aux mêmes pages, pensaient qu’il feignait de lire. Il lisait. Il lisait avec une minutie et une attention insurpassables. Il était auprès de chaque signe dans la situation où se trouve le mâle quand la mante religieuse va le dévorer. L’un et l’autre se regardaient. […] Il se voyait avec plaisir dans cet œil qui le voyait ; son plaisir lui-même devint si grand, si impitoyable qu’il le subit avec une sorte d’effroi et que s’étant dressé, moment insupportable, sans recevoir de son interlocuteur un signe complice, il perçut toute l’étrangeté qu’il y avait à être observé par un mot comme par un être vivant. […]. Il était aux prises avec quelque chose d’inaccessible, d’étrange, quelque chose dont il pouvait dire : cela n’existe pas, et qui néanmoins l’emplissait de terreur et qu’il sentait errer dans l’aire de sa solitude […]. Il tomba à terre. Il rampait lourdement, à peine différent du serpent qu’il eût voulu devenir pour croire au venin qu’il sentait dans sa bouche. Il mettait sa tête sous le lit dans un coin plein de poussières, il se reposait dans les déjections comme dans un lieu de rafraîchissement où il se trouvait plus au propre qu’en lui-même. C’est dans cet état qu’il se sentit mordu ou frappé, il ne pouvait savoir, par ce qui lui sembla être un mot, mais qui ressemblait à un rat gigantesque aux yeux perçants, aux dents pures, et qui était une bête toute-puissante 43. » Thomas l’obscur est le premier récit, peut-on dire roman ?, de Blanchot. Publié en 1941, sans doute en chantier depuis 1934, il est réédité dans une nouvelle version en 1950, celle-là que Lacan lit à ses auditeurs. Thomas, personnage sans qualités, sans substance, sans histoire, sorte de Bardini (modèle giralducien sensible) de l’égarement, reconnaîtra à la fin du livre « n’être réel que sous le nom de mort », n’avoir « que la mort pour indice anthropométrique 44 ». Avant cette assomption de son « être pour la mort », il se trouve successivement exposé à trois épreuves. Dans la première, au cours d’un bain dans la mer, Thomas est près de se noyer ; épreuve et tentation, réalité subie et rêverie complice, de dissolution du sujet par l’objet
42. 43. 44.
Une reproduction partielle de cette séance a paru dans le numéro du Magazine littéraire consacré, en octobre 2003, à L’énigme Blanchot. Thomas, p. 27, 28, 30, 32. Ibid., p. 105.
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et du monde par le sujet. Plutôt que fusion mystique à la manière de Romain Rolland (le « sentiment océanique » auquel Freud ne pouvait assentir), suicide mallarméen : « Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer 45. » Le thème n’est donc pas absolument nouveau. On en trouverait un écho fantastique chez des poètes admirés de Blanchot, comme J. Supervielle ou H. Michaux, et, plus prosaïquement, dans le sentiment de facticité éprouvé par Roquentin dans La Nausée (1939). Au milieu de la mer, une mer sans limite, agitée par la houle de la négation, Thomas apparaît, s’apparaît, nageant, comme « un monstre privé de nageoires […]. Sous le microscope géant, il se faisait amas entreprenant de cils et de vibrations 46 », rien auquel se réduit l’homme, quand il n’est plus (sous l’œil de la science ou du néant) que ciron, comme disait Pascal, ou infusoire, comme nous disions. Ce qui est propre à Blanchot, c’est l’interférence du réel et de l’image, le passage insidieux de l’une à l’autre, de la vie à la mort. Au terme, quand, ayant regagné le rivage, Thomas se retourne, physiquement et mentalement, vers cette épreuve, il se voit comme un autre, un « il » qui nage à distance de la plage. Il sent alors une inattendue liberté. De l’épreuve cependant il lui restera, stigmate ineffaçable, comme une incrustation du dehors troublant désormais la vision simple des choses : « De toute évidence un corps étranger s’était logé dans sa pupille 47. » Difficile de ne pas reconnaître dans cette phrase une anticipation des analyses de Lacan sur le regard et la tache 48, en gestation encore, il faut le dire, en 1962. La deuxième expérience, nous y voilà, est celle, apparemment plus banale, de la lecture. Mais quelle lecture ! Une lutte à mort – ou presque – entre le lecteur et le livre devenu une bête : « Il lisait. Il lisait avec une minutie et une attention insurpassables. Il était auprès de chaque signe, dans la situation où se trouve le mâle quand la mante religieuse va le dévorer [Lacan usera de la même comparaison pour évoquer l’angoisse devant le désir de l’Autre]… Il se sentit mordu ou frappé […] par un mot qui ressemblait plutôt à un rat gigantesque, aux yeux perçants, aux dents pures […], une bête presque belle pour cette sorte d’ange noir, couvert de poils roux, dont les yeux étincelaient. » Essayons d’approcher à pas mesurés,
45. 46.
47. 48.
Igitur, chap. V. Thomas, op. cit., p. 12. Une évocation semblable termine La Tentation de saint Antoine : « Enfin il aperçoit de petites masses globuleuses, grosses comme des têtes d’épingles et garnies de cils tout autour. Une vibration les agite » (Flaubert, Œuvres, Pl.1, p. 198). Faut-il reconnaître dans cet œil ultime un avatar du « regard » flaubertien, comme le suggère Catherine Millot dans La Vocation de l’écrivain (Gallimard, coll. « L’infini », 1991) ? Thomas, op. cit., p. 18. « La schize de l’œil et du regard », dans Séminaire XI (1964), p. 65-74.
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puisque Lacan a laissé là devant ses auditeurs, et nous avec, presque sans guide, et en tout cas sans recours, comme peut-être l’exige le texte. Partons du plus simple : si nous ignorons ce que peut signifier être mordu par un mot ou par un livre, nous connaissons l’expression dévorer un livre, et même nous en avons la figuration littérale dans L’Apocalypse 49, en un passage commenté justement par Lacan deux ans plus tôt, dans L’éthique de la psychanalyse : « Je vis un autre ange vigoureux qui descendait du ciel… Il tenait à la main un petit livre qui était ouvert […]. Je m’avançai vers l’ange et je pris le livre et je l’avalai : il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais, quand je l’eus mangé, je sentis de l’amertume dans mes entrailles. » Inspirée d’Ézéchiel, cette vision n’est pas exactement celle d’un prophète recevant de Dieu la parole et les commandements pour qu’ils prennent en lui corps et voix. C’est plutôt, par celui que Lacan a dit justement « écrivain comme pas un 50 », métaphore de l’écriture, si elle est recevoir de l’Autre à la fois la bénédiction du livre et la goutte amère d’encre noire qui fera qu’on le poursuive. D’ailleurs, dans la première version du récit, en 1941, Thomas était écrivain, et ce qu’il lisait, c’était le chapitre que nous étions en train de lire et dont les premières lignes étaient reproduites là sous nos yeux. Il y aurait donc deux écritures : l’une, naïve, facile, visible, celle que lit Thomas, la seconde, celle que nous nous lisons, puisée à l’eau du Styx. Cette dualité implique chez Thomas une certaine complaisance à se lire, presque à se regarder. La seconde version ne la retient donc pas, et rien n’y dit explicitement que Thomas soit écrivain. Son expérience de dévoration du livre, exceptionnelle certainement, voire mystique, n’est pourtant pas inimaginable pour le simple lecteur, poison et venin dans la bouche pouvant s’entendre comme travail cruel de la voix par le verbe qui cherche ailleurs que dans la parole incarnation. Mais elle est presque impossible à partager sur son autre versant, celui où, dans le récit de Blanchot, le livre cherche à dévorer son lecteur. Il faut imaginer l’inimaginable : un trou dans le langage, dans le texte, par où non seulement fuit le sens, mais d’où surgit, comme chez Lautréamont, comme dans L’Apocalypse, une affreuse bête : « L’autre le dévorait à son tour, l’entraînait par le trou d’où il était venu, puis le rejetait comme un corps dur et vide. » Au défaut du livre, surgit une jouissance où Lacan, introduisant le texte, reconnaît aussi bien celle de Proust rapportée par Bataille dans son Histoire du rat 51 que celle de l’Homme aux rats : « Quelque chose, profèret-il, s’y rencontre qui incarne l’image de cet objet a à propos duquel j’ai
49. 50. 51.
Apocalypse, X. Parce qu’il a mis au début de son Évangile la phrase : « Au commencement était le verbe ! » Dans une maison de passe pour hommes, Proust aurait pris son plaisir en torturant avec une aiguille des rats encagés.
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parlé d’horreur, terme qu’emploie Freud s’agissant de l’Homme aux rats. » On pourrait contester cette identification de la morsure de la lecture à la rapacité cruelle de la jouissance, mais elle n’est pas sans éclairer l’énigme de ce livre plus qu’un livre, de cette bête qu’on pourrait dire « si proche [du sujet], […] le cœur de son intimité 52 », comme l’a écrit Blanchot dans un texte presque contemporain de Thomas l’obscur. Ensuite, chute de Thomas dans une sorte de fange, répugnante à qui idéalise quelque peu la lecture : « Il mettait sa tête sous le lit dans un coin plein de poussières, il se reposait dans les déjections comme dans un lieu de rafraîchissement où il se voyait plus au propre qu’en lui-même. » Car celui qui répond à l’appel du dehors, Blanchot l’avait écrit dans un article de 1943, celui-là « touche à un point tragique de dénuement où il est exposé à tomber au-dessous de la démence ». On trouve cela chez Bataille ; chez les mystiques aussi, dans les religions du livre. On en a vu, naguère, un exemple édulcoré, dans le film Thérèse d’Alain Cavalier. Quand, avec la fin de la deuxième nuit 53, l’ordalie s’achève, elle a exposé Thomas à un péril mortel, et il en est sorti comme un nouveau Lazare : « Il apparaissait sur la porte de son sépulcre, non pas ressuscité, mais mort et ayant la certitude d’être arraché en même temps à la mort et à la vie […]. Il marchait seul Lazare véritable dont la mort même était ressuscitée. » Obscure beauté de la métaphore ; mais pour le « héros », désir et objet ne sont pas encore là. Ils vont surgir dans une troisième expérience, qui est, comme on pouvait s’y attendre, la rencontre d’une femme. Cette femme, Anne, malade et proche de la mort, se fait l’objet du désir de ce mort dans la vie ; et par elle Thomas aura accès à ces modalités de la castration que sont l’amour et le deuil. Il n’est pas nécessaire de résumer la figure féminine de ce premier récit, où elle n’est qu’à l’état d’ébauche, quand elle est évoquée avec beaucoup plus de force dans le second récit de Blanchot, L’Arrêt de mort. Or, de ce texte, Lacan a parlé, toujours dans cette ultime leçon de juin 1962, comme de « la sûre confirmation de ce qu’[il a] dit, l’année du séminaire sur L’éthique de la psychanalyse (deux ans auparavant), concernant la seconde mort ». Nul doute qu’il n’en ait été inspiré et qu’y revenir puisse nous aider à mieux comprendre le rapport de ces deux pensées. Quel intérêt pouvons-nous donc trouver à cette notion, certes poétique mais obscure et baroque, de « seconde mort », ou encore à celle d’« entre deux morts » forgée sur son modèle ? Est-ce une métaphore de la cure analytique et de son espace ? de la littérature et aussi bien de l’art qui n’en seraient pas fort éloignés ? 52. 53.
Lautréamont et Sade, UGE, coll. « 10/18 », 1963, p. 238 (1ère éd. Minuit, 1948). Sur « l’autre nuit », cf. Le dehors, la nuit, NNRF, oct. 1953, repris dans L’Espace littéraire.
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De L’Arrêt de mort, au moins l’argument. À Paris, au moment de la crise de Munich (1938), J., une jeune femme malade d’une longue maladie, meurt pendant l’absence trop prolongée du narrateur. À son retour, celuici s’approche du lit de mort : « Je me penchais sur elle, écrit-il, je l’appelais d’une voix forte ; et aussitôt une sorte de souffle sortit de sa bouche encore serrée. » Elle ressuscite, et pendant trois jours surnuméraires, elle revit, menant son existence accoutumée. Puis « son pouls s’éparpilla comme du sable ». Devant ce miracle, le lecteur ne peut qu’être fasciné malgré ses réticences. Il est subjugué par l’assurance du narrateur et s’oriente sur la fermeté de ce témoin qui ne fléchit pas, ne réfléchit pas, mais répond à l’extraordinaire de l’événement par l’ordinaire de sa conduite et de ses mots : « Je crois que si à cet instant j’avais éprouvé de la peur tout eût été perdu. » Dès l’instant où le héros tragique a franchi une limite, il propage autour de lui, à ses proches, à Créon lui-même, au spectateur comme au lecteur, l’éthos sans crainte et sans pitié de la pure tragédie. Ne serait-ce pas aussi celui de la psychanalyse ? « Entre deux morts » conviendrait tout à fait pour décrire la vie de J. durant ces journées-là, seconde mort désignant pertinemment la mort qui finit par l’atteindre et qui consume son être déjà en cendres. Seule mortelle véritable, paradoxalement seule vivante aussi, et la plus gaie et la plus libre, elle a sans doute évoqué aux yeux de Lacan (c’est du moins ainsi que rétrospectivement il a pu la voir) le personnage d’Antigone dans la pièce homonyme de Sophocle, référence principale, avec l’œuvre de Sade et celle de Kant, du séminaire sur L’Éthique. Car c’est d’abord à cette victime « si volontaire », si « autonome » (par parenthèse, comme le signifiant), que convient l’expression « entre vie et mort » : « Le milieu de la pièce est constitué par le moment de ce qui s’articule comme gémissements, commentaires, débats, appels, autour d’Antigone condamnée au supplice. Quel supplice ? Celui d’être enfermée vivante en un tombeau […] ; par la position, le sort d’une vie qui va se confondre avec une mort certaine, anticipée. Mort empiétant sur la vie, vie empiétant sur la mort […]. La zone ainsi définie a une fonction particulière dans l’effet de la tragédie. C’est dans la traversée de cette zone que le rayon du désir se réfléchit et se réfracte à la fois, aboutissant à nous donner cet effet si singulier qui est l’effet du beau sur le désir 54. » Or c’est bien là que J. se situe, quoique sans drame, et l’effet qu’elle produit même sur ceux qui l’entourent est bien celui de la beauté : « J. demanda une glace, se regarda longuement et ne dit rien. Elle était pourtant très belle 55. »
54. 55.
Éthique, p. 291. Arrêt, p. 41.
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Mais l’expression d’entre deux morts, qui illumine l’interprétation d’Antigone par Lacan, ne provient nullement de Sophocle, un Grec, pour lequel une seule mort suffit. Il a fallu le christianisme, son enfer, sa résurrection des morts, et, avant lui, il a fallu la Bible et son écriture, pour que la notion ou le fantasme puisse surgir. Et c’est dans L’Apocalypse encore, où elle figure trois fois, notamment dans la vision du Jugement dernier, que Lacan a pu la découvrir : « Alors la mort et l’Hadès rendirent les morts qu’ils gardaient, et chacun fut jugé selon ses œuvres. Alors la mort et l’Hadès furent jetés dans l’étang de feu – c’est la seconde mort, cet étang de feu. Et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre [encore un livre !] de vie, on le jeta dans l’étang de feu. » On comprend généralement que le mal et la mort et le temps, tout ce qui fait le monde et l’étant, sont alors entièrement anéantis et que disparaissent définitivement, avec eux, tous les damnés. Lacan en retrouvera le thème dans le vœu bizarre d’un héros de Sade : « Le meurtre, déclare le pape Pie VI, n’ôte que la première vie à l’individu que nous enterrons ; il faudrait pouvoir lui arracher la seconde… » Nous sommes loin apparemment de Blanchot et de ses légères héroïnes. Mais il faut se rappeler que Blanchot a lu L’Apocalypse (voir Thomas), et qu’il a écrit sur Lautréamont et sur Sade, auquel, comme Bataille, et dans son sillage, il s’est constamment référé. D’autre part, le désir que ses héroïnes suscitent et qui les arme doit quelque chose à la pulsion de mort : à l’attrait de cet au-delà de la vie et de la chaîne signifiante, « l’ex nihilo sur lequel elle se fonde et s’articule comme telle ». Fantasme sans doute – mais qu’est-ce d’autre que nous livrent les récits de Blanchot ? – d’une limite où s’effondreraient signifiants et semblants, étang de feu comme dans l’Apocalypse où s’engloutissent les plaisirs narcissiques, métaphore qui pourrait nous aider– ne négligeons pas cette aide ! – à figurer cet espace où, sans faire d’histoires, les personnages de Blanchot se maintiennent. Or cette zone n’est pas seulement celle de la tragédie, c’est aussi celle de l’expérience mystique, et, disons-le pour abréger, du mystère féminin. J., à l’habiter bravement, sans visions ni illusions, gagne une insurpassable grâce, une gaieté, un détachement vif et presque aérien de la gluante existence 56. Et si la grâce et la gaieté devaient nous sembler trop éloignées du style tragi-comique de la psychanalyse (mais non du biendire auquel elle prétend), resterait l’amour de J. avec le narrateur ou d’Anne avec Thomas. Il est permis de croire qu’il pourrait, dans l’espace et le voisinage que nous avons dits, donner espoir, qu’au-delà du fantasme –
56.
Qui n’est pas sans rappeler le Guerrier appliqué de Paulhan (cité ailleurs par Lacan). De son expérience d’être voué à une destruction presque certaine (pendant la guerre 1914-1918), la guerre de 1939-1945 fournirait bien d’autres exemples, à commencer par celui de Robert Antelme, dont L’Espèce humaine (1947-1957) eut sur Maurice Blanchot un effet bouleversant et durable.
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à l’issue d’une cure ? – survienne, énigmatique, cet « amour sans limites 57 », dont le psychanalyste a évoqué la possibilité et le romancier la bouleversante image. Ensuite, pour Lacan, d’autres enthousiasmes : le « Kant avec Sade » de 1963 ne porte aucune référence à Blanchot mais témoigne d’une admiration exclusive pour le travail de Klossowski, Sade, mon prochain ! Il eût été juste cependant de reconnaître à Blanchot le repérage de l’insatisfaction du libertin, que Lacan reprendra en la nommant plus vertement l’impuissance sadienne : « Le plus beau crime d’ici-bas [c’est nous qui soulignons] n’est qu’une misère dont le libertin rougit. Il n’est pas un seul d’entre eux qui, comme le moine Jérôme, n’éprouve un sentiment de honte devant la médiocrité de ses forfaits et ne cherche un crime supérieur à tout ce que l’homme pourrait faire en ce monde. » Moyennant quoi, ajoute un commentaire 58, cette insatisfaction permet à Blanchot de rendre compte du recours de Sade à l’écriture : « Essaie du crime moral auquel on parvient par écrit », dit Juliette à Clairwill. De cela Klossowski n’a dit mot pas plus que Lacan, tout occupé à écrire le fantasme de Sade dans un schéma et des termes formels, et d’ailleurs inexplicablement oublieux de ce qu’il doit au commentaire par Blanchot de l’apathie, de l’athéisme, de la souveraineté du héros sadien. Peut-être fallait-il alors choisir entre deux écritures, celle de la littérature et celle de la psychanalyse ; et l’exclusion de Blanchot serait la conséquence de ce choix-là 59. On aimerait pour une fin plus juste, plus harmonieuse, plus aimable, et que Blanchot mériterait (rentrant ses griffes devant ceux qui exercent la psychanalyse, il admet maintenant qu’elle puisse être pour eux « risque, danger extrême, mise en question quotidienne »), on voudrait trouver quelque part des traces certaines d’une « précession » de Blanchot par rapport à Lacan. Qu’au moins une formule de son dernier livre L’Écriture du désastre, par exemple : « Danger que le désastre prenne sens au lieu de prendre corps », d’esprit si lacanien, ait un peu, même de très peu, précédé les passages consonants de « Lituraterre ». Hélas ! Il n’en est rien, et cet aphorisme est de beaucoup postérieur ! Mais la chronologie doit-elle décider de tout ? Cette phrase démontre au moins que Blanchot, de son côté, au fil des ans, a appris à faire plus large la part du corps. Grand, considérable « progrès » certes ; mais déjà dans L’Entretien infini, en un texte où
57.
58. 59.
« […] quand, confronté au signifiant primordial [n’est-ce pas là le sort de Thomas ?], le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir, là seulement peut surgir la signification d’un amour sans limite, parce qu’il est hors des limites de la loi où seulement il peut vivre » (Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dernière phrase). Celui de Jean Allouch, « Ça de Kant, cas de Sade », L’Unebévue, 2001. Alternative qui échappera à J. Derrida dans son commentaire acerbe du séminaire sur La Lettre volée (V. La Carte postale, 1980).
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Appeler à la rencontre deux œuvres, deux pensées, mobiles certes mais se mouvant toujours dans une aire proche, n’est pas les comparer. Si on l’avait tenté, on aurait marqué comme elles sont, l’une et l’autre, soumises à la plus grande tension entre les exigences de la raison et les attraits de la mystique. Blanchot l’écrivait déjà, en 1942, à propos de Maître Eckhart : « Il maintient jusqu’au bout l’exercice de la raison dans l’étude d’une réalité qui se confond avec le néant. » Il ajoutait que cette pensée procède « d’un mouvement d’approfondissement qui ne s’arrête pas, à toujours remettre en question ce qu’elle avance, justement ce qui lui permet d’avancer 62 ». On pourrait se servir des mêmes termes pour parler de l’œuvre de Blanchot et de l’enseignement de Lacan. Avec cette différence cependant que Lacan a voulu rompre avec le discours de la philosophie, et qu’il y est incontestablement mieux parvenu qu’un Blanchot mesurant mal sans doute combien, sous ses formes les plus
60. 61. 62.
EI,
p. 386. p. 111. Repris dans Faux Pas, 1943, p. 32-33. ED,
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figurait l’encoche préhistorique dont nous avons parlé, la voix était donnée, sous condition d’en écarter radicalement sens et parole, comme capable de donner accès, nouvel organe, à un corps autre, un autre espace. Cette voix « qui parle sans mot [la voix aphonique de Lacan ne pourrait mieux se dire], silencieusement, par le silence du cri […], qui se manifeste dans un espace de redoublement, où ce n’est pas quelqu’un, mais cet espace inconnu […] qui parle sans parole 60 ». Il s’en faut vraiment de très peu, de toute la différence (pas toujours évidente, cependant) entre le signifiant et la parole, pour que soit ainsi définie la « pulsion invoquante » découverte par Lacan, et dont le psychanalyste, par son silence, se fait l’objet et le support. Mais dans L’Écriture du désastre, Blanchot va un peu plus loin : appelant seconde mort la mort physique (celle que L’Apocalypse nommait première), il affirme que la première mort n’est pas moins « organique 61 » que la seconde, puisqu’elle touche au corps ; pas seulement parce que, comme l’a dit Hegel, l’homme est un animal malade, mais parce que la mort, c’est lui ; lui, non comme « homme » mais comme sujet (« point de singularité » dans le nouveau vocabulaire de Blanchot). On voit qu’à travers les textes de ses élèves plus que directement sans doute, Blanchot a, pour finir, très bien entendu Lacan.
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modernes, l’amour de la sagesse reste prisonnier des modes de la maîtrise et de la religion. Lacan s’ingénia à y parer en prenant appui sur la linguistique, puis sur la logique et la mathématique, détour qui l’engagea ou le confirma dans des positions différentes sur l’écrit : s’il y a pour lui, on le sait, de l’écrit dans l’inconscient, il n’est pas littéraire, ou pas uniquement. Lituraterre 63 n’est pas littérature. Et deux styles d’écrivains, d’orateur aussi pour Lacan, qui ont marqué le siècle, sur un fond presque identique de tragédie et de dés-espoir, mais dans deux tonalités bien différentes : d’angoisse, de douleur, ou de mélancolie, chez l’un, de « gai savoir » chez l’autre – pourtant des deux le moins nietzschéen. Mais sont-ils comparables, ces tenants de la singularité ? Entre eux, toujours un décalage, Lacan ne citant dans son séminaire que des œuvres vieilles de dix ou vingt ans, Blanchot, par profession plus à l’heure de l’édition, passant en revue des textes plus récents mais avec la distance du solitaire, du penseur et de l’écrivain. On a parfois le sentiment qu’une folie, sinon de même nature, de même violence les habite, dans le sens où Blanchot a parlé de la folie d’écrire de Sade, et Lacan de sa propre rigueur comme « psychotique ». Folie pour la littérature, folie pour la psychanalyse : il est certain que les objets de l’une et l’autre, et peut-être par l’action de l’une sur l’autre, ne sont pas restés indemnes de la vocation, de l’addiction de ces deux penseurs. On n’écrit plus, on ne psychanalyse plus après eux tout à fait de la même façon. Pour en dire plus, il faudrait que soit mis en œuvre, c’est bien le cas de le dire, plus qu’un transfert, si mêlé de travail qu’on le fasse, un nouvel amour, cet amour léger, tenace, exigeant, ce rapport très délicat « sans dépendance, sans épisode 64 », que Blanchot par litote a nommé amitié et dont il faut à chaque fois, sur nouveaux frais, réveiller la trace, dans cet exercice risqué de l’écriture où, comme en psychanalyse, impasse, empire et pire ne sont pas toujours sûrs.
Appendice Dans sa conférence sur « L’Instance de la lettre » parue en mai 1957, Lacan, après avoir posé les bases de la théorie du signifiant et de ses opérations (métaphore et métonymie), en vient au sujet que cette théorie suppose. Or il n’y a ni chez Freud, où le Ich est ambigu, ni dans la philosophie classique aucun exemple d’un sujet qui puisse convenir au signifiant. De 63. 64.
Titre de l’article publié en 1971 dans la revue Littérature. L’Amitié, 1971, p. 328.
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surcroît, il n’y a dans notre temps qu’un sujet qui vaille : celui qu’inaugura Descartes dans le cogito, et c’est le seul qui puisse concilier la psychanalyse avec la science. Or le cogito ergo sum est, comme fondement de la conscience de soi, le pire adversaire de l’inconscient. Voilà le paradoxe. Dans « L’Instance de la lettre », Lacan, qui lui trouve une solution provisoire, ne cherche pas à se justifier autrement que par un appel à l’expérience soutenu par un jeu sur les mots : « Dans le jeu des signifiants la partie se joue jusque dans son extrême finesse, là où je ne suis pas parce que je ne peux pas m’y situer. […] Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. » Formule saisissante, formule capitale qui reviendra sous diverses formes dans l’enseignement de Lacan. Or cette disjonction redoublée de l’être du je et de sa pensée, qui doit tant à Descartes même à s’y opposer, figure à peu près telle (du moins pour sa première moitié) dans Thomas l’obscur, soit dans cette œuvre que Lacan dira, cinq ans plus tard, connaître « dès longtemps », et dont il lira à haute voix plusieurs pages. Au moment où Thomas, en deuil de son amie, fait retour sur son expérience, il déduit de la négativité universelle du langage l’effacement, la négation de son moi et de son je. Alors, pour lui, se formule ceci, qu’il écrit sur le mur : « Je pense, donc je ne suis pas », et en conséquence, ajoute-t-il, « ce Thomas invisible, inexprimable, inexistant que je devins, fit que désormais je ne fus jamais là où j’étais, et il n’y eut même en cela rien de mystérieux 65 ». Banale en effet cette expérience de dépossession de soi, mais non sa formulation comme effet des coups redoublés du langage et de l’écriture. À la fois parlée et écrite, cette parole d’écriture, la même que dans L’Apocalypse, change la donne et le lieu. Accord inattendu de Descartes et de Mallarmé ; premier effort, toujours recommencé ensuite, pour donner à la division impensable du sujet son ressort dans un nœud d’écriture, de langage et de parole. Dans la même direction que Lacan, en analysant toutefois plus qu’en analyste, sans le mathème et sans l’enseignement ; mais à sa guise usant de la distance que permet la littérature, puisque Thomas, qui prononce ces phrases, est non pas l’auteur mais un personnage de fiction. Connaissant le style volontaire, tendu sur le vide, des romans de Blanchot, la fierté cavalière, la rigueur à la Saint-Just de ses prises de position politiques, on ne s’étonnera guère de la réduction radicale du sujet à laquelle ici il arrive : cogito ergo non sum, puis : ubi sum, non sum, où je suis, je ne suis pas. Ce n‘est pas exactement la formule de « L’Instance de la lettre », mais ce pourrait en être l’ébauche. La rencontre devrait troubler quelques lecteurs, d’un trouble qui serait signe, plutôt bon signe, je pense, que pour ces deux œuvres-là, prises ensemble, d’amour et de pensée il y a encore chance.
65.
Thomas, op. cit., p. 116.
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